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Interview d'Alain Finkielkraut

29 Novembre 2013 Publié dans #Vidéos, #Genre

Je voudrais commencer par dire que, s'il ne s'agissait dans le mariage pour tous, que de légaliser, d'officialiser, de normaliser les unions des couples homosexuels, nous n'aurions affaire qu'à une réforme sociétale. Nous pourrions l'approuver, ou au contraire lui trouver des défauts, mais ce serait finalement une histoire mineure. Il ne s'agit pas de cela. Un mouvement s'est mis en marche : une révolution culturelle, qui est en train de transformer notre démocratie en maison de redressement des vivants et des morts.

- Vous y allez fort aujourd'hui !

Oui. Justement. La théorie du genre. Un fait a été mis en lumière par les sciences de l'homme : il n'est aucune humanité, aucune société, qui n'appartienne à une culture.

Toutes nos manières de sentir et de percevoir témoignent d'une compréhension du monde préalable. Une tradition imprègne nos moeurs, anime nos manières de voir, de travailler, de sentir. Les théoriciens du genre s'appuient sur cette découverte des sciences humaines, pour radicaliser la proposition. Pour ces théoriciens et théoriciennes, il faut réduire la part du biologique. Tout est culturel. Le sexe est genre de part en part. Tout est culturel. En effet. Alors, je disais les sciences de l'homme. Mais les sciences de l'homme ont été précédées dans cette découverte par un grand mouvement de pensée, au début du XIXe siècle, en réaction à la Révolution française. Le romantisme. Qui a dit : il y a des traditions historiques, on ne peut pas, sauf à tomber dans les plus grands périls, vouloir construire un homme nouveau, nous venons de quelque part. Mais, précisément, le romantisme disait : ce qui est historique doit être respecté. Les théoriciens du genre disent : ce qui est historique doit être déconstruit, pour être remodelé.

La théorie du genre nous précipite dans une sorte de constructivisme généralisé.

Nous devons savoir que notre identité prétendument sexuelle (donc naturelle) est une identité culturelle. Dès lors elle est critiquable, elle est remédiable, elle est remodelable, et nous pouvons choisir l'identité que nous voulons. Être plus ou moins homme, plus ou moins femme, parce que les caractères qu'on attribue à l'un et à l'autre, précisément, sont arbitraires en tant qu'ils sont culturels.

- Alors... il me semble néanmoins que nous parlons de la version sommaire de la théorie du genre, qui est très radicale, mais le point de départ est de dire, non pas que rien n'est biologique, mais que tout ne l'est pas.

Il y a bien effectivement des stéréotypes ?
Bien sûr. Vous avez raison. Simplement, ce n'est pas parce que ce n'est pas biologique, et donc culturel, que c'est un stéréotype. C'est ça que je veux dire. Par exemple, il y a une tradition française, dont j'ai parlé plusieurs fois (à la suite de Claude Habib), de la galanterie. Un certain rapport entre les hommes et les femmes, qui était en Europe spécifique de la France. Ce n'est pas pour autant que c'est un stéréotype. C'est peut-être une tradition qu'il faut reprendre à notre compte, entretenir, préserver, chérir. Il y a aussi des stéréotypes. Mais pas seulement.

- Prenons des choses très concrètes. C'est l'assignation, puisqu'il est question de l'école, de la petite fille à la poupée et aux travaux de couture. Et du petit garçon à l'atelier et la menuiserie.

Oui. Mais en même temps, les théoriciens du genre ont un horizon philosophique. Il s'agit de penser, de montrer que ce que le sens commun prend pour naturel, est historique, de façon à nous en libérer. C'est une théorie de l'affranchissement. Nos identités acquises sont des rôles. On réduit la part non choisie de l'existence, et à ce moment-là on peut opter pour le rôle que l'on souhaite. Ce qui fait que, à l'époque de l'éloge de l'autre, avec la théorie du genre, on assiste à une élimination radicale de la différence et de l'altérité. La différence, c'est ce que je peux pas être. La théorie du genre nous dit que vous pouvez être qui vous voulez, ce que vous voulez, que le monde et la vie
sont un magasin, un merveilleux magasin d'identités. Et le métissage est en quelque sorte une variante de la théorie du genre, ou son élargissement. Vous avez parlé des petites filles (on ne va pas les assigner à la poupée). Mais précisément... On entreprend avec la théorie du genre une sorte de rééducation des enfants : quand une petite fille voudra jouer à la poupée, et qu'un garçon fera glisser une voiture sur la table en faisant vroum-vroum...

On dira au garçon : mais qu'as-tu à faire vroum-vroum ? Joue donc à la poupée ! Et à la petite fille on lui dira de faire vroum-vroum ou de jouer au ballon. Vous voyez...

Tous les réflexes spontanés étant définis comme des stéréotypes, on verra les éducateurs tenter de reconstruire les enfants dès leur plus jeune âge. Ce qui fait peur. Et j'ajoute qu'avec la volonté d'introduire dans l'enseignement primaire la théorie du genre, nous assistons à une transgression peut-être fatale de la laïcité. Jules Ferry. Souvenons-nous de Jules Ferry : "demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain"

Maintenant, les théoriciens du genre se pensent comme l'avant-garde du progrès historico-planétaire, ils confisquent le genre humain à leur profit, et donc se fichent complètement de la réaction du père de famille, ils vont détruire chez des enfants qui n'ont jamais entendu parler de sexualité (et a fortiori d'homosexualité) les préjugés homophobes. Nous sommes en plein délire !

- Tout ça s'inscrit dans le cadre de l'éducation à l'égalité. Il me semble qu'éduquer les enfants à l'égalité homme femme n'est pas un problème. Ca me parait une bonne chose, qu'on leur apprenne à respecter l'égalité des sexes. Par ailleurs, la théorie du genre est déjà enseignée en 1re et, après tout, elle peut l'être comme une des théories existantes aujourd'hui.

Bien sûr. Elle peut être enseignée en 1re, il y a peut-être chez celles et ceux qui font des recherches dans les gender studies, des découvertes historiques intéressantes.

Mais là encore, le discours égalitaire nous plonge dans le monde de l'équivalence. C'est-à-dire : Quelle place fait-on à la différence dès lors que l'on raisonne exclusivement en terme d'égalité ? En plus, il s'agit non seulement de redresser les vivants, et mêmes les enfants dès leur plus jeune âge (pas de réflexe féminin, traquer les réflexes féminins chez la petite fille), d'une part. Mais il s'agit aussi de redresser les morts. Parce que notre littérature, l'héritage littéraire, la littérature que j'ai enseignée, que j'ai étudiée, elle est, selon la formule de François Cusset (qui est intervenu dans le débat sur le "mariage pour tous", et qui est professeur à SciencePo, et qui à l'immense mérite
d'enseigner en anglais)

- Oui, c'est l'auteur d'un livre intitulé French Theory.

Et aussi un livre La décennie. Qui dit que la catastrophe des années 80 fut l'émergence du discours anti-totalitaire sous l'égide d'un François Furet dont il dit, ce qui est un mensonge total, qu'il est un fils de banquier

- et dont il est question dans le prochain Causeur.

François Cusset s'inquiète d'une façon de penser, présente dans la manifestation, qu'il qualifie d'hétérocentrée. Or notre littérature est hétérocentrée, même souvent la littérature homosexuelle. Parce que Proust est homosexuel (nous le savons), mais dans Proust nous n'avons pas affaire à Albert (mais à Albertine), pas à Gilbert (mais à Gilberte). Alors on va masculiniser. Et surtout on va se dire que cette littérature est porteuse de préjugés. Elle était encore ignorante de la théorie du genre. On va instaurer le soupçon et la méfiance à l'égard de l'héritage littéraire. Comment continuer à étudier des tragédies de Jean Racine par exemple ? Ce n'est pas un homme et un autre homme. C'est toujours des hommes et des femmes.

- Ce qui évoque d'ailleurs la proposition qu'avait faite Najat Vallaud-Belkacem qui voulait que l'on précise dans les cours de littérature notamment, si les auteurs dont on parlait étaient L, G, B ou T. Aujourd'hui les manuels, disait-elle, s'obstinent à passer sous silence l'orientation LGBT de certains personnages historiques, ou auteurs, même lorsqu'elle explique une bonne partie de leur oeuvre.

C'est très intéressant. Il y avait une part d'homosexualité chez Verlaine et chez Rimbaud. Il y a des poèmes homosexuels de Verlaine. Mais LGBT c'est un anachronisme absolu. Ils étaient peut-être homosexuels, mais certainement pas LGBT. Cet anachronisme est très révélateur de ce que Rémi Brague a appelé dans son livre Europe la voie romaine, le marcionisme culturel. Marcion était ce gnostique du IIe siècle qui a dit que le Nouveau Testament et l'Ancien Testament n'ont rien à voir. Coupure. Rupture radicale. Marcionisme culturel, ça veut dire que le passé n'a plus rien à nous apprendre.

C'est à nous de le rééduquer. Or l'enseignement littéraire est fondé sur l'idée que les textes anciens peuvent nous apprendre quelque chose. Et nous trouvons-là cette immodestie qui a prévalu dans le débat sur le "mariage pour tous". Nous sommes les dépositaires du sens de l'histoire. Et nous n'avons affaire qu'à des adversaires qui sont des vestiges, des survivants, des anachronismes.

- Je ne sais pas si cette proposition ira jusqu'au bout. Je crois que Vincent Peillon y est très hostile. Mais déjà les pères de famille sont en ébullition sur Internet, et craignent que l'on fasse de la propagande pour l'homosexualité. Dernière question sur le sujet : l'éducation des enfants à la lutte contre l'homophobie, est-ce nécessaire ?

Non. Non.

- Faut-il leur expliquer ce qu'est l'homosexualité ?

Non. Certainement pas aux enfants. Peut-être en effet aux adolescents. Mais il faut prendre acte du fait qu'aujourd'hui l'homophobie (terme récent), le préjugé contre les homosexuels, est en recul. Et c'est précisément où elle recule que certaines associations en font un véritable cheval de bataille. Act Up notamment a dénoncé, a fait son propre Mur, dénonçant l'homophobie d'un certain nombre d'intellectuels, sous le titre "l'homophobie tue". Parmi les homophobes désignés, il y avait Sylviane Agacinski et Lionel Jospin. Nous avons affaire au même délire qu'avec l'antiracisme.

Je voudrais citer ici une autre cause en train de devenir folle elle-même. Une nouvelle pathologie qui se développe. Chez les défenseurs de la cause animale. J'ai lu avec attention un livre collectif auquel a participé Elisebath de Fontenay (Les animaux ont-ils des droits, aux éditions du Seuil). Peter Singer était interviewé. Avec Boris Cyrulnik et Elisabeth de Fontenay. Les fanatiques de la cause animale...

- Ceux qui veulent étendre les droits de l'homme aux animaux ?

Oui. Mais pas seulement. C'est-à-dire qu'ils pensent que l'humanité jusqu'à nos jours a vécu dans la barbarie la plus totale. Quelques philosophes ont signalé le problème, mais tout le reste, toutes les traditions immémorielles de l'humanité doivent être répudiées, puisque cette humanité mangeait de la viande. Puisque cette humanité était carnivore, et à ce titre barbare. Quant aux philosophes, quant à Descartes, ce n'est plus un monument de la pensée. Il a parlé des animaux machine, et dès lors il doit être évacué. Elisabeth de Fontenay met en garde contre le décervelage de ce comportement, et précisément le concept central de "spécisme". Là encore on voit l'antiracisme devenir fou. Spécisme est construit sur le modèle de racisme. Il y a une humanité raciste comme il y a une humanité spéciste.

L'humanité a été spéciste jusqu'à nos jours, donc il faut (là encore le marcionisme est à l'oeuvre), tout le passé est un passé barbare et criminel.

- Je voulais vous parler du livre Papa porte une robe. Et d'un des objectifs de cette affaire, qui était de déconstruire la complémentarité homme femme. Ca c'est complètement sidérant.

Ca fait peur.

Mais tout ça est une réalité (les couples homosexuels, les familles recomposées). N'est-il pas légitime de donner aux enfants des clefs pour comprendre le monde dans lequel ils sont ? Ce n'est pas forcément de la propagande. Est-ce que vous récusez en bloc ?

Non. Mais je ne voudrais pas que la littérature jeunesse soit annexée par un petit groupe, par un petit lobbye LGBT qui n'a rien à faire à l'école. Ces phénomènes existent, mais ils sont extraordinairement minoritaires. Et je crois que si on veut les majorer, on créera, par contre-coup, les réactions homophobes que l'on fait profession de combattre.

- On verra. Ce sera intéressant de voir si le ministre cède ou résiste.

Alain Finkielkraut interviewé par Elisabeth Lévy

Qu’est-ce que la théorie du genre ? (2 juin 2013)

Élisabeth Lévy. La loi d’orientation scolaire est actuellement en discussion à l’Assemblée. D’ores et déjà, le groupe socialiste y a glissé un amendement introduisant dans les missions de l’École une éducation à la théorie du genre. Au même moment, un syndicat d’enseignants propose à ses adhérents des outils pédagogiques pour lutter contre la transphobie, tels que fameux livre Papa porte une robe. Commençons par une définition : qu’est-ce que la théorie du genre ?

Alain Finkielkraut. Comme le rappelle Robert Legros dans son livre L’Avènement de la démocratie, un fait a été mis en lumière par les sciences de l’homme : il n’est aucune société humaine qui n’appartienne à une culture.

Nous voyons le monde avec nos yeux, mais nos yeux sont déjà imprégnés d’une manière particulière de sentir et de comprendre.

La théorie du genre radicalise cette proposition. Elle dégage les catégories d’homme et de femme de toute vision naturaliste. Le sexe, dit-elle, est un genre historiquement et culturellement construit.

Aux révolutionnaires qui croyaient pouvoir faire table rase du passé, le romantisme avait déjà rappelé l’irréductible enracinement de l’homme dans l’Histoire. Mais les romantiques en déduisaient que cette Histoire devait être respectée.

La postmodernité tire la conclusion inverse : puisque rien n’est naturel, tout peut être remodelé. Ainsi se met en marche, avec la théorie du genre, un mouvement de transformation de notre démocratie en maison de redressement des vivants et des morts.

Pour briser les stéréotypes, on fera bientôt en sorte que les petites filles jouent au ballon et l’on donnera des poupées aux garçons.

Il faudra aussi corriger l’ « hétérocentrisme » de notre patrimoine littéraire.

Sous prétexte d’affranchir l’humanité des préjugés qui l’accablent, la théorie du genre se donne pour mandat de façonner un homme ou, plus exactement, un être humain nouveau.

Je hais les grands mots, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que cette ambition constructiviste a quelque chose de totalitaire.

Il y a d’autres moyens de lutter contre la bêtise et la méchanceté homophobes.

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